Guerrieri della Luce

L’expérience du rituel

2020 – 2021

Inspiré par l’âme de ce cèdre et des arbres en général, il se poursuit dans différentes formes : photographies, performance, vidéo et installation
Ivana Boris, artiste photographe – Michele Cazzani, architecte – Francesco Contiero, forgeron – Un cèdre de 120 ans , le guerrier


Mais, gloire avare du monde, d’autres saisons mémoire déformée, reste la forêt ». A. Zanzotto, Dietro il paesaggio.

Un arbre est une statue sculptée d’un temps ancestral et enchanté ; il porte en lui le sens immémorial de l’épanouissement de la vie.

Dans un arbre, le degré de complexité de l’ensemble, du tout, est supérieur à celui de ses parties. Les objets de l’homme ne peuvent rivaliser avec cette complexité. Le mirage de la création humaine s’arrête face à la complexité de la vie. Les productions humaines dans leur ensemble sont d’un degré inférieur à celui de leurs parties ; la table construite par l’artisan a une structure moins complexe que le tissu des fibres de bois.

Mais n’y a-t-il vraiment aucune possibilité de combler ce fossé ? L’homme restera-t-il toujours à la traîne ?

Le projet d’Ivana Boris et Michele Cazzani est fondé sur cette prise de conscience, du respect de la nature et de sa complexité. Mais il lance aussi un défi : le désir de réduire cet écart. Ainsi, l’arbre, ce grand guerrier doit recevoir un hommage, une nouvelle vie. Une vie qui est alors une union de la complexité de l’arbre et celle de la création humaine. Si l’homme produit des choses plus simples que la vie, il est également vrai que sa propre créativité est la vie. Et lorsque la vie s’ajoute à la vie, il y a une explosion de lumière.

L’homme qui produit ne se préoccupe pas de toutes les qualités de la matière de son travail, il fabrique par abstraction et il utilise uniquement ce qui suffit à ses fins ; son travail implique une transformation du désordre en ordre et nécessite de violer ou de perturber l’ordre des matériaux avec lesquels il construit, afin de les adapter à l’idée de son projet et à l’usage prévu. Il ne regarde pas la nature dans sa complexité. Il l’utilise.

Ivana et Michele veulent éviter exactement cela, ils veulent inverser l’ordre, ils veulent renverser un système. Une révolution? Dans leur esprit, oui.

Même Kant dans la Critique du Jugement avait opposé à l’horloge, construite par l’homme et dotée seulement de force motrice, l’arbre qui « se produit par lui-même », auto-poétique, cause et effet de lui-même. Et déjà Socrate avait compris que le chemin de la philosophie n’est pas une simplification. Par cette raison il avait décidé d’abandonner la voie de l’artisan – et nous pouvons dire de l’architecte et du photographe qu’ils immortalisent la nature telle qu’elle est – pour suivre le chemin de la philosophie.

« C’est un philosophe, celui qui conçoit toujours plus et se nourrit de tout ».

Cette attitude philosophique, lorsqu’elle informe la main et la technique de deux artistes, génère des effets très puissants. Parce que la conscience d’avoir besoin de tout garde l’œil actif et l’oreille attentive. C’est alors que le pouvoir de l’imaginaire explose dans la recherche de nouvelles formes, lumières et couleurs qui définissent la complexité et la vie.

Les forces qui agissent à l’intérieur des arbres sont puissantes, disent les deux artistes. Les racines pompent l’eau, comme des vaisseaux sanguins ; elles la transportent à travers le tronc et vers les branches. Les feuilles la transforment en sève, qui retourne vers les branches et les racines. Les arbres sont des êtres de flux. Lorsqu’ils ne peuvent plus transporter l’eau vers le sommet, leur croissance s’arrête. C’est la seule limite à la hauteur.

Un arbre seul est évidemment plus sujet à l’adversité. Mais lorsque les arbres s’associent dans les forêts, ils poussent plus vite parce qu’ils se protègent et maintiennent les conditions de leur survie mutuelle. La forêt, même une petite forêt, est une organisation où les êtres interagissent et se soutiennent mutuellement.

Il s’agit d’une communauté dans laquelle il y a de la place pour accueillir la diversité, simplement parce qu’un tel regroupement est solidaire pour le bien commun. Alors que la démocratie animale possède un organe dominant, la démocratie végétale possède des systèmes qui fonctionnent de manière autonome et qui apportent chacun leur contribution au bien-être du système. Dans le monde végétal, les hiérarchies disparaissent et nous voyons à l’œuvre une intelligence organisée rhizomique et diffuse.

Il fut un temps où les bois étaient de vertueuses « usines » à ciel ouvert. Ils étaient entretenus, on utilisait les arbres pour la construction. Ceux-ci étaient ensuite replantés dans les fermes. Des rangées de chênes et de noyers entourant les champs et les routes étaient plantées pour les générations futures.

L’arbre individuel est une partie de cette intelligence rhizomique, dont les racines pénètrent dans la terre. C’est pourquoi dans un arbre il y a quelque chose de solennel, de sacré, d’archaïque, de primordial et en même temps d’essentiel. Qu’ils soient tombés naturellement à cause des intempéries ou qu’ils aient été coupés, nous avons désormais une obligation : avant d’utiliser la matière, il faudrait peut-être l’honorer, en remerciement. Il faut demander la permission à Mère Nature.

Ces considérations, l’idée d’un hommage à rendre à cette grande intelligence rhizomique, à ce grand guerrier qui s’est battu contre les intempéries et toutes les adversités, ont donné naissance à ce projet avec un et un seul protagoniste : un cèdre né à Cassinetta di Lugagnano en 1910, qui a connu deux guerres. Il a vu la vie et la mort chaque jour, qui ont façonné ses racines et ses branches. Il a vu la vie et la mort de l’être humain à différentes périodes : immobile et mémorable observateur, qui ne porte aucun jugement. Ce guerrier a succombé à la nature ou à la bêtise des hommes lors de la grande inondation de 2015. Il a été recueilli et mis à l’abri jusqu’à ce jour dans la Ferme Cascina Ca’Rossa de Michele, l’un des lieux de la Renaissance.

Comme l’arbre doit être célébré pour sa force rhizomique, il est capable de célébrer notre mort, devenant ainsi un puissant véhicule symbolique. Dans de nombreux récits anciens – et jusqu’à aujourd’hui, les cercueils qui abritent nos corps sont en bois, ce sont des bateaux qui nous transportent vers notre dernier voyage – le cadavre est confié aux eaux et déposé dans le creux d’un arbre. Le mort est ainsi sûr de renaître, car il a été ramené dans le ventre de sa mère. L’arbre nous accueille et nous restitue à la nature dont nous sommes issus et à laquelle nous appartenons.

Travailler avec un arbre, c’est donc tenter d’arracher à la nature le secret de la renaissance et de l’éternité. Par conséquent, c’est seulement le guerrier qui doit parler. Les artistes, en revanche, disparaissent dans la lumière. Ce qu’ils veulent, c’est rendre, retransmettre la puissante énergie vitale qui devient à son tour un rhizome lumineux diversement articulé, formé et modelé. La présence des artistes disparaît donc pour laisser place à leur énergie, symbolisée par la lumière et la sève vitale de l’arbre.

Pour redonner de l’énergie à l’arbre, il faut un rituel, une symbolisation. Les artistes inventent la danse de la lumière qui étreint ou recueil l’aura de la plante. Ce qui se passe en réalité est une danse autour du tronc qui est étendu puissant dans l’obscurité. Une danse qui n’est pas éphémère ici et maintenant mais qui est fixée dans la lumière de l’image. Le protagoniste est toujours le tronc silencieux et merveilleux qui respire. Et c’est précisément ce souffle que les deux artistes capturent, chacun à sa manière : Michele et Ivana dansent autour du grand arbre et laissent à l’appareil photographique le soin de capturer cette forme, qui n’est pas née d’un projet défini à l’avance, mais in situ dans l’espace et dans le temps. Ainsi, des tourbillons de lumière enveloppent le guerrier et dans son tout, la vie reprend : sa sève, ses branches, les oiseaux, l’eau, le vent, tout. L’homme se prosterne devant lui. Il participe joyeusement à la renaissance.

 

Maddalena Mazzocut-Mis, 2020
professeur d’Esthétique et d’Esthétique du spectacle, Département du Patrimoine culturel et environnemental, Université de Milan