THRU SANDHYA, Mémoire de l’eau I

2012 – 2019

Thru Sandhya, expression en sanscrit qui signifie le moment de transition entre le jour et la nuit, instant de symbiose avec les éléments, de réflexion et de pensée sur l’état des choses.
La passion et l’amour pour la nature et en particulier pour la mer, les romans de science-fiction de Jules Verne lus dans son enfance, l’œuvre du peintre impressionniste William Turner, en particulier le tableau Snow Storm, ont contribué à la naissance et à l’évolution de la série sur le thème de la mémoire de l’eau. L’origine de ce projet remonte à l’année 2012 et part d’une question que s’est posée l’artiste : « Combien d’individus, depuis la nuit des temps, ont vu ou verrons ce que je suis en train de voir lors de cette traversée à bord d’un voiler ou simplement en marchant sur un sentier de bord de mer, ou en haut des falaises ? La lumière de la lune, l’horizon, ce mouvement perpétuel…
Des navigateurs, des scientifiques, des migrants, des pirates, des commerçants, des hommes, tout simplement… avec leur peur, leur joie, leur quête, leurs rêves. Quelle mémoire, mer, as-tu gardé de ce passage ?

Des histoires d’amour, des tragédies, des naufrages, des légendes, des recherches de nouvelles terres, sur tes vagues ou dans tes profondeurs ? »
La série Thru Sandhya est le résultat de huit années de travail associant la photographie, la marche sur les côtes de littoral et des îles, la natation et la navigation en mer. « Pour ce projet, je me suis naturellement rapprochée du monde de la navigation, de ses questionnements culturels, scientifiques, sociaux et humanitaires, à bord de voiliers en Méditerranée et dans l’Océan Atlantique. Parallèlement, des collaborations et des recherches avaient été mises en place avec des Instituts liés à la science de la mer, en particulier avec l’Observatoire Océanologique de Villefranche-sur-Mer et la Station Zoologique Anton Dohrn à Naples et le Centre Scientifique de Monaco. »

Floence Lillo, 2017
Docteur ès lettres

IB254#9, Islande 2013

Ivana Boris ou la photographie toujours recommencée
Les seascapes d’Ivana Boris se présentent au spectateur, phare d’un instant, comme des embarquements pour nowhere; devant ces “territoires du vide”, les yeux marinent. IB254#9 en est certainement l’image la plus emblématique. Datée de 2013, elle est située sur le littoral méridional islandais trois années après qu’un volcan au nom imprononçable ne paralyse de ses fumerolles le trafic aérien européen. On devine une plage de sable noir mouillé à l’estran en pente douce où s’amortissent mollement des vagues shampouinées dont le ressac océanique y creuse ensellements et ruissellements. Il semble “que le bruit blanc, ininterrompu des vagues, sans cesse reproduites, pourra dire désormais l’éternité du monde” (Alain Corbin, 1988). Ici, le ciel nuagiste gris-perle cogne une mer crayeuse mouchetée de cendres où l’on pressent le noroît gaélique des latitudes nord. La lumière nimbée et ses réfractions nous invitent à penser que dans cette beauté météorologique les saisons sont aussi incertaines que les jours. À une courte encablure du limes du rivage, au centre de l’image, se dresse un îlot noir vaguement rectangulaire tel un iceberg pétrifié, un blockhaus pacifique dont l’office serait celui d’un autel profane, d’un ex-voto encerclé du maelström de la houle, sa demeure. Ce récif à l’indentation de la roche peu brisante ouvre une fenêtre sur l’océan sans rivage, la haute mer, lieu d’impermanence cosmique et incartographiable. Cette île flottante, mythe insubmersible, véritable tête de nageur dans un bain révélateur, ressemble à la pointe émergée d’un continent englouti, à une montagne pour “alpinîliste” (Jacques Darras, 1991). Dans cette photographie, “le paysage s’ouvre au temps et à l’infini, puisque disparaissent les hiérarchies entre le centre et les bords du tableau” (Alain Tapié, 1994).

Dans les marines de Boris, la mer nous ravit pour deux raisons : parce qu’elle épouse les mouvements kantiens de l’âme vers le beau sans prétendre opposer le pittoresque au sublime du lieu; et parce que “la mer nous enchante comme la musique qui ne porte pas comme le langage la trace des choses” (Proust). Si l’Atlantique est associé aux rouleaux houleux et la Méditerranée aux vagues serrées, si la musique de Wagner évoque un grondement aquatique et celle de Debussy une retenue nostalgique (un “stream of consciousness” joycien), alors les photographies de Boris ne sont pas apolliniennes mais neptuniennes, dans le voisinage de Boudin ou de Whistler plutôt que celui de Courbet ou de Paul Huet. Dans l’anamnèse romantique qui nous pousse au mal de terre, l’artiste nous place face à la vacuité de l’océan dans une métaphore du destin comme un naufrage en nous-mêmes. En effet, tout contact avec l’océan nous transporte dans une dimension métaphysique puisque la mer retourne au rivage et nous nous retrouvons en elle.
À l’instar de Luigi Ghirri ou d’Hiroshi Sugimoto, les marines d’Ivana Boris concernent plus la perception d’un lieu que sa description telle une géographie sentimentale où les itinéraires ne sont ni balisés ni précisés mais obéissent aux nœuds étranges de la vision et à l’incongruité hasardeuse de la marche.

Pierre Padovani, 2016
Critique d’Art